La 23e session de formation fut sans doute celle de trop. "Ça s'est terminé par la danse de l'orange", raconte l'un des douze participants, des cadres du centre d'appel de l'opérateur de téléphonie mobile Orange, situé dans le Nord. "Sans parler, les yeux bandés, nous tenions une orange du bout des doigts avec un partenaire et devions imaginer ce qui se passait dans le corps et la tête de l'autre." Le comité de direction de l'entreprise était en formation depuis deux ans. Petit à petit, avant cette énième excentricité, les sessions n'avaient cessé de dériver. Les liens supposés entre sexualité, management et psychanalyse justifiaient des séances de remises en cause publiques et intimes. Les esprits trop critiques étaient exclus du stage et se marginalisaient au sein de l'entreprise. Bel exemple de formation professionnelle...
Le marché est énorme. Il génère 22 milliards d'euros de flux financiers par an, selon le ministère du travail. 45 000 organismes prestataires sont recensés, dont 7 000 à 8 000 reconnus sur la place publique. Les risques de dérapage se mesurent à cette aune : il y a le psychothérapeute illuminé aux connaissances approximatives ; l'escroc à la recherche de budgets peu contrôlés ; ou encore la stratégie réfléchie d'une secte au fonctionnement souvent de type mafieux.
Chez Orange, la formation a pris fin grâce à un cadre rebelle. Sa supérieure hiérarchique soutenait le formateur. Elle-même participait à ces sessions marquées par la peur et les menaces de sanctions. L'intéressé s'adressa donc directement au président de France Télécom, qui diligenta une enquête interne. "Les références psychanalytiques étaient exagérées et déplacées", commente-t-on, gêné, au sein du groupe, avant d'ajouter plus discrètement à propos du formateur : "C'était plus un allumé qu'un prosélyte sectaire." L'entreprise prestataire, Equation, affirme pour sa part "être tombée de haut". "Nous avons appris l'existence du problème par hasard, dans un couloir de France Télécom." "Ce formateur agissait à notre insu," ajoute ce cabinet basé à Lyon. "Nous avons mis fin à toute collaboration dès que nous avons été informés."
L'affaire a été dévoilée il y a un an à la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) et devrait figurer dans son rapport annuel 2006. Elle illustre bien les dérives auxquelles peuvent être confrontées les entreprises, estime Stéphane Rémy, directeur adjoint du travail à la Délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP). D'une part, parce que "les salariés étaient dans un état de double sujétion, vis-à-vis du formateur et de leur propre chef". D'autre part, en raison du contenu, qui a dévié vers la fin de la session "après une lente mise en condition, propre aux techniques de reformatage de personnalité présentes dans les démarches sectaires". Le risque de manipulation mentale dans l'entreprise, via la formation, est identifié depuis le milieu des années 1990. Mais il a fallu attendre 2006 pour que les responsables de la formation professionnelle et les acteurs publics anti-sectes se mobilisent réellement.
Deux types de dangers sont distingués : les organisations sectaires de type Scientologie, et les microstructures soudées par des théories douteuses, présentes surtout dans le domaine de la santé. "Les mouvements sectaires n'ont plus besoin d'adeptes pour faire de l'argent, le marché de la formation professionnelle peut suffire", explique Catherine Picard, présidente de l'Union nationale des associations de défense des familles et de l'individu (Unadfi), principale association anti-sectes en France.
Décrit par Danièle Gounord, porte-parole de l'Eglise de scientologie, comme un membre de son mouvement, Eric Ianna apparaît derrière plusieurs sociétés de formation professionnelle. Certitude, Key Concept ou Action Academy n'ont officiellement aucun lien entre elles mais emploient les mêmes méthodes, développées par la secte. Sociétés gigognes, elles ne diffèrent que par leurs adresses, mais certaines, dont celle de Certitude, ne sont que des boîtes aux lettres. Le danger existe lorsque le lien entre ces sociétés et la secte n'est pas mentionné aux clients.
Ainsi le groupe Ticona, émanation du géant de la chimie Hoechst, a eu recours aux services de M. Ianna. "Il avait travaillé par le passé pour Hoechst, dit-on au siège de Ticona, mais dès que nous avons su, par le biais d'un article de Paris Match, que la prestation qu'il vendait était inspirée des doctrines de la Scientologie, nous avons mis fin à son contrat."
Les établissements Cornet, une concession de tracteurs John Deere à Pithiviers, figurent eux aussi parmi les anciens clients de M. Ianna. Mais la direction agissait en conscience : elle savait qu'"il était à la Scientologie", le gérant de l'entreprise étant lui-même proche de ce mouvement. M. Ianna se borne pour sa part à indiquer que ses activités n'ont pas de lien avec la Scientologie. Pourtant, peu de temps après l'avoir contacté, Le Monde recevait un appel de Mme Gounord sans que celle-ci ait été sollicitée.
Les grands groupes ne sont pas à l'abri. Fin décembre 2005, Areva, le groupe Lagardère et la CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés) ont annulé leur participation à un colloque à l'intitulé pourtant anodin sur "le correspondant CNIL". Ils avaient appris la veille que la société Dataclair, coorganisatrice du colloque, comptait parmi ses consultants "informatiques" un scientologue, ce que Mme Gounord confirme. "Personne n'a vérifié auprès de moi la réalité de ces liens et surtout leur influence sur le travail fourni," s'insurge Patrick Mensac, directeur de Dataclair. "Je n'ai, personnellement, aucun lien avec la Scientologie, et les croyances de mon consultant ne regardent que lui."
"Peu nous importent les doctrines et les croyances", assure Henri-Pierre Debord, de la Miviludes, qui identifie trois sujets d'inquiétude : "La ponction de fonds pour le financement de réseaux sectaires, l'éventuel détournement d'informations et l'accès à des données personnelles détenues par des entreprises." Autre source de craintes pour le gouvernement : l'explosion du marché du "développement personnel". Dès 2000, une circulaire du ministère du travail en parlait comme d'un "moyen privilégié de pénétration du milieu de la formation par les organismes sectaires". Même l'éducation nationale s'est retournée vers le ministère du travail pour savoir si elle devait financer certaines formations. En Aquitaine, un enseignant en difficulté avec ses élèves voulait ainsi devenir thérapeute en "guérison du passé". La méthode qui lui était proposée s'inspirait de la doctrine du docteur Ryke Geerd Hamer, condamné, en 2004, à trois ans de prison pour escroqueries et complicité d'exercice illégal de la médecine. "Selon les renseignements généraux, le nombre de méthodes de développement personnel est passé de 80 en 1996 à 200 en 2005", affirme Françoise Chalmeau, qui représente le ministère de la santé au sein de la Miviludes. Inquiet des dérapages, le gouvernement a invité tous les acteurs de la lutte anti-sectes à coordonner leurs efforts. Entre mai et septembre, les organismes qui gèrent les congés individuels de formation ont resserré les mailles du filet sur le risque sectaire.
Le Fonds unique de péréquation, qui finance ces congés, indiquait ainsi, le 15 juin 2006, à un organisme collecteur de fonds, le Fongecif du Languedoc-Roussillon, que "le caractère trop général des termes employés par le législateur oblige chacun de nous à faire preuve de la plus grande vigilance". A la mi-novembre, le ministère du travail et la Miviludes formaient l'organisme collecteur de Basse-Normandie aux failles du marché du "mieux-être". Une première. Et pourtant, les ressources humaines des entreprises sont de plus en plus séduites par ces formations.
Si le mieux-être individuel peut s'accorder avec un éventuel changement de métier, c'est aussi la porte ouverte à de véritables escroqueries et à l'embrigadement mental visant des stagiaires en état de faiblesse psychologique. "Il y a enseignement suspect lorsque le formateur veut faire de vous un homme nouveau et vous guérir d'un passé responsable de tous les maux," explique Mme Chalmeau. "Cette logique coupe peu à peu les gens de leur entourage familial et amical et les enferme dans une dépendance souvent très coûteuse." Les consultants ou thérapeutes en "développement personnel" se présentent désormais sous le visage de "coachs", phénomène à la mode. Et il n'est pas rare que la principale association anti-sectes, l'Unadfi, soit contactée par des victimes de leur emprise.
Les "coachs" prétendent aussi gérer l'assurance personnelle, le temps, les relations amoureuses, les changements de métier et le mieux-être en général. Ces nouveaux gourous peuvent à l'occasion servir certains desseins patronaux. Selon Mme Picard, présidente de l'Unadfi, "les entreprises utilisent parfois ces méthodes de développement personnel pour faire passer des pilules amères telles que des plans de restructuration ou de licenciement".
Jacques Follorou
Le marché est énorme. Il génère 22 milliards d'euros de flux financiers par an, selon le ministère du travail. 45 000 organismes prestataires sont recensés, dont 7 000 à 8 000 reconnus sur la place publique. Les risques de dérapage se mesurent à cette aune : il y a le psychothérapeute illuminé aux connaissances approximatives ; l'escroc à la recherche de budgets peu contrôlés ; ou encore la stratégie réfléchie d'une secte au fonctionnement souvent de type mafieux.
Chez Orange, la formation a pris fin grâce à un cadre rebelle. Sa supérieure hiérarchique soutenait le formateur. Elle-même participait à ces sessions marquées par la peur et les menaces de sanctions. L'intéressé s'adressa donc directement au président de France Télécom, qui diligenta une enquête interne. "Les références psychanalytiques étaient exagérées et déplacées", commente-t-on, gêné, au sein du groupe, avant d'ajouter plus discrètement à propos du formateur : "C'était plus un allumé qu'un prosélyte sectaire." L'entreprise prestataire, Equation, affirme pour sa part "être tombée de haut". "Nous avons appris l'existence du problème par hasard, dans un couloir de France Télécom." "Ce formateur agissait à notre insu," ajoute ce cabinet basé à Lyon. "Nous avons mis fin à toute collaboration dès que nous avons été informés."
L'affaire a été dévoilée il y a un an à la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) et devrait figurer dans son rapport annuel 2006. Elle illustre bien les dérives auxquelles peuvent être confrontées les entreprises, estime Stéphane Rémy, directeur adjoint du travail à la Délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP). D'une part, parce que "les salariés étaient dans un état de double sujétion, vis-à-vis du formateur et de leur propre chef". D'autre part, en raison du contenu, qui a dévié vers la fin de la session "après une lente mise en condition, propre aux techniques de reformatage de personnalité présentes dans les démarches sectaires". Le risque de manipulation mentale dans l'entreprise, via la formation, est identifié depuis le milieu des années 1990. Mais il a fallu attendre 2006 pour que les responsables de la formation professionnelle et les acteurs publics anti-sectes se mobilisent réellement.
Deux types de dangers sont distingués : les organisations sectaires de type Scientologie, et les microstructures soudées par des théories douteuses, présentes surtout dans le domaine de la santé. "Les mouvements sectaires n'ont plus besoin d'adeptes pour faire de l'argent, le marché de la formation professionnelle peut suffire", explique Catherine Picard, présidente de l'Union nationale des associations de défense des familles et de l'individu (Unadfi), principale association anti-sectes en France.
Décrit par Danièle Gounord, porte-parole de l'Eglise de scientologie, comme un membre de son mouvement, Eric Ianna apparaît derrière plusieurs sociétés de formation professionnelle. Certitude, Key Concept ou Action Academy n'ont officiellement aucun lien entre elles mais emploient les mêmes méthodes, développées par la secte. Sociétés gigognes, elles ne diffèrent que par leurs adresses, mais certaines, dont celle de Certitude, ne sont que des boîtes aux lettres. Le danger existe lorsque le lien entre ces sociétés et la secte n'est pas mentionné aux clients.
Ainsi le groupe Ticona, émanation du géant de la chimie Hoechst, a eu recours aux services de M. Ianna. "Il avait travaillé par le passé pour Hoechst, dit-on au siège de Ticona, mais dès que nous avons su, par le biais d'un article de Paris Match, que la prestation qu'il vendait était inspirée des doctrines de la Scientologie, nous avons mis fin à son contrat."
Les établissements Cornet, une concession de tracteurs John Deere à Pithiviers, figurent eux aussi parmi les anciens clients de M. Ianna. Mais la direction agissait en conscience : elle savait qu'"il était à la Scientologie", le gérant de l'entreprise étant lui-même proche de ce mouvement. M. Ianna se borne pour sa part à indiquer que ses activités n'ont pas de lien avec la Scientologie. Pourtant, peu de temps après l'avoir contacté, Le Monde recevait un appel de Mme Gounord sans que celle-ci ait été sollicitée.
Les grands groupes ne sont pas à l'abri. Fin décembre 2005, Areva, le groupe Lagardère et la CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés) ont annulé leur participation à un colloque à l'intitulé pourtant anodin sur "le correspondant CNIL". Ils avaient appris la veille que la société Dataclair, coorganisatrice du colloque, comptait parmi ses consultants "informatiques" un scientologue, ce que Mme Gounord confirme. "Personne n'a vérifié auprès de moi la réalité de ces liens et surtout leur influence sur le travail fourni," s'insurge Patrick Mensac, directeur de Dataclair. "Je n'ai, personnellement, aucun lien avec la Scientologie, et les croyances de mon consultant ne regardent que lui."
"Peu nous importent les doctrines et les croyances", assure Henri-Pierre Debord, de la Miviludes, qui identifie trois sujets d'inquiétude : "La ponction de fonds pour le financement de réseaux sectaires, l'éventuel détournement d'informations et l'accès à des données personnelles détenues par des entreprises." Autre source de craintes pour le gouvernement : l'explosion du marché du "développement personnel". Dès 2000, une circulaire du ministère du travail en parlait comme d'un "moyen privilégié de pénétration du milieu de la formation par les organismes sectaires". Même l'éducation nationale s'est retournée vers le ministère du travail pour savoir si elle devait financer certaines formations. En Aquitaine, un enseignant en difficulté avec ses élèves voulait ainsi devenir thérapeute en "guérison du passé". La méthode qui lui était proposée s'inspirait de la doctrine du docteur Ryke Geerd Hamer, condamné, en 2004, à trois ans de prison pour escroqueries et complicité d'exercice illégal de la médecine. "Selon les renseignements généraux, le nombre de méthodes de développement personnel est passé de 80 en 1996 à 200 en 2005", affirme Françoise Chalmeau, qui représente le ministère de la santé au sein de la Miviludes. Inquiet des dérapages, le gouvernement a invité tous les acteurs de la lutte anti-sectes à coordonner leurs efforts. Entre mai et septembre, les organismes qui gèrent les congés individuels de formation ont resserré les mailles du filet sur le risque sectaire.
Le Fonds unique de péréquation, qui finance ces congés, indiquait ainsi, le 15 juin 2006, à un organisme collecteur de fonds, le Fongecif du Languedoc-Roussillon, que "le caractère trop général des termes employés par le législateur oblige chacun de nous à faire preuve de la plus grande vigilance". A la mi-novembre, le ministère du travail et la Miviludes formaient l'organisme collecteur de Basse-Normandie aux failles du marché du "mieux-être". Une première. Et pourtant, les ressources humaines des entreprises sont de plus en plus séduites par ces formations.
Si le mieux-être individuel peut s'accorder avec un éventuel changement de métier, c'est aussi la porte ouverte à de véritables escroqueries et à l'embrigadement mental visant des stagiaires en état de faiblesse psychologique. "Il y a enseignement suspect lorsque le formateur veut faire de vous un homme nouveau et vous guérir d'un passé responsable de tous les maux," explique Mme Chalmeau. "Cette logique coupe peu à peu les gens de leur entourage familial et amical et les enferme dans une dépendance souvent très coûteuse." Les consultants ou thérapeutes en "développement personnel" se présentent désormais sous le visage de "coachs", phénomène à la mode. Et il n'est pas rare que la principale association anti-sectes, l'Unadfi, soit contactée par des victimes de leur emprise.
Les "coachs" prétendent aussi gérer l'assurance personnelle, le temps, les relations amoureuses, les changements de métier et le mieux-être en général. Ces nouveaux gourous peuvent à l'occasion servir certains desseins patronaux. Selon Mme Picard, présidente de l'Unadfi, "les entreprises utilisent parfois ces méthodes de développement personnel pour faire passer des pilules amères telles que des plans de restructuration ou de licenciement".
Jacques Follorou
Il faut faire attention à ne pas mettre tous les enseignements et les formateurs en "développement personnel" dans le même panier. Si on y trouve le pire, il y a aussi des formations de qualité. On peut regretter que des entreprises publiques utilisent l'argent du contribuable pour alimenter des organismes liés à des sectes. Une prudence particulière s'impose dans ce cas.
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